25 février 2020

Souffrir pour l’art : le genre, la race et la douleur chronique

Portait de Evangelia Kambites, une jeune femme Noire

Par Evangelia Kambites

Avertissement de contenu: mention du système médical

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Quelque chose se passe chaque fois qu’une femme* noire naît dans notre société. Avant même de sortir de l’utérus, avant même de prendre un premier souffle, avant même d’exister assez longtemps pour savoir ce qui est en haut et ce qui est en bas, on te colle une étiquette : femme* noire forte. Voilà ce que tu es, ce que tu seras. C’est ton destin. Et tu ne peux rien faire pour te débarrasser de cette étiquette. Ta famille s’attend à ça (surtout si t’as un parent immigrant). La société s’attend à ça (consciemment ou non). Toi-même, tu t’attends à ça. Parce que tu ne connais rien d’autre et personne n’est vraiment là pour te dire que c’est correct de ressentir des émotions. C’est correct de ne pas être capable de tout faire. C’est correct d’admettre que t’as mal. C’est correct d’être juste un humain.               

Je me rappelle quand j’étais enfant. J’étais active. J’étais une athlète et une danseuse, et j’ai poussé mon corps à la limite. J’étais fière de la douleur, des ecchymoses et des fractures occasionnelles. Je les appelais mes « blessures de guerre ». J’étais fière de ce que mon corps pouvait faire pour moi et pour les autres. J’étais une star du soccer, j’étais une ballerine, j’étais forte. J’aimais être forte. J’aime encore être forte. Lorsque tu vis ta vie de cette façon, tu t’habitues tellement à la douleur que tu ne remarques pas nécessairement quand la bonne douleur qui vient avec l’utilisation de ton corps pour faire ce que t’aimes se transforme en une mauvaise douleur qui t’avertit de ralentir.

Mon travail ne me permet pas nécessairement de ralentir. Je suis une artiste. Je suis chanteuse, actrice, danseuse, auteure-compositrice, écrivaine et multi-instrumentiste. Je porte beaucoup de chapeaux, souvent plusieurs à la fois. Le travail n’arrête jamais, même lorsque je suis entre deux contrats, car le tourbillon de la vie est constant. Je fais beaucoup de théâtre musical, ce qui est très demandant physiquement. L’année dernière, par exemple, j’ai passé dix mois à manipuler une marionnette de la taille d’une voiture intelligente. Dans mon domaine, on nous demande souvent d’aller au-delà de ce que notre corps peut supporter. Ici, l’industrie est telle que les acteurs, et plus particulièrement les jeunes actrices de couleur, ont rarement l’impression d’avoir du contrôle sur leur bien-être, de peur de perdre leur emploi ou d’être identifié comme « difficile », ce qui limiterait le potentiel d’avoir d’autres contrats. Alors, on endure. Beaucoup.

Au Canada, la probabilité d’avoir une doublure pour nous remplacer si on est malade ou blessé est très mince. À moins de travailler pour certaines des meilleures troupes du pays, les doublures n’existent pas. Et même s’il y en a, on s’attend à ce que l’on soit sur son lit de mort pour manquer du travail. Avoir des doublures coûte de l’argent à la troupe. Ça revient toujours à ça. Se faire remplacer n’est pas (vraiment) une option ni annuler un spectacle. Donc, on continue. On continue malgré la pneumonie, l’infection à streptocoque, les muscles étirés, les nerfs coincés. On continue. Et c’est ce que j’ai fait.

En août 2018, j’ai vu mon médecin pour une douleur persistante au poignet qui commençait à sérieusement affecter ma capacité à faire de l’exercice et à jouer de la guitare. Lors de mon rendez-vous, mon médecin m’a posé quelques questions sur mon poignet et m’a ensuite demandé si j’avais ressenti de la douleur ailleurs. Après avoir énuméré la douleur dans mes hanches, mon dos, mes genoux, mes chevilles et mes épaules, il m’a envoyé faire une batterie de tests et de radiographies pour voir ce qui se passait. Un résultat initial positif pour des anticorps antinucléaires (ANA) laissait croire que j’avais une sorte de maladie auto-immune, ce qui expliquerait beaucoup de problèmes de santé que j’ai eus tout au long de ma vie. Mais c’était un faux positif, ce qui nous a renvoyés à la case départ. Plusieurs mois et quelques rhumatologues plus tard, à 32 ans, j’ai été renvoyé chez moi avec un diagnostic d’arthrose bilatérale des hanches et des articulations sacro-iliaques avec une perte d’espace entre les vertèbres L5-S1 et la fibromyalgie. Le soulagement ressenti lorsqu’on a enfin un diagnostic est un peu étrange, même s’il vient aussi avec de la frustration. Au moins, on sait à quoi on a affaire. Mais ça reste difficile d’obtenir des réponses. En moyenne, les femmes* qui ont une maladie auto-immune et de la douleur chronique doivent attendre quatre ans et demi et voir jusqu’à cinq spécialistes pour obtenir le bon diagnostic. J’ai eu de la chance. Mon diagnostic a été rapide. Pas facile, mais rapide.

Saviez-vous que, statistiquement, il est exponentiellement plus difficile pour les femmes* noires d’avoir accès à des soins de santé fiables que presque tout autre groupe de personnes? On ne nous fait pas confiance ou on ne croit pas que l’on connaît notre propre corps. Les professionnels de la santé nous font douter et nous donnent l’impression que nos symptômes ne sont pas réels, qu’ils sont dans notre tête. On pense que les femmes* en général sont hormonales ou hystériques lorsqu’elles parlent de leurs symptômes aux professionnels de la santé. On pense que les femmes* noires sont difficiles et colériques lorsqu’elles s’affirment. Imaginez-vous essayer de vous battre pour votre santé tout en ayant à franchir les barrières systémiques en place qui rendent nos vies incroyablement difficiles à vivre?

Avant mon diagnostic, ma douleur était persistante et s’aggravait. Je m’étais tellement habituée à souffrir et je l’acceptais comme faisant partie de ma vie. Je me disais toujours que c’était parce que je n’étais pas « assez ». Pas assez forte, pas assez flexible, pas assez en forme. Pas assez maigre. Il devait y avoir quelque chose que je ne faisais pas ou que je faisais mal et qui me causait de la douleur. Donc, j’ai continué. J’ai continué malgré la douleur. J’ai ignoré ce que mon corps me disait. J’ai continué.

Ça ne fait pas un an que j’ai reçu mon diagnostic officiel de douleur chronique. Cela dit, reconnaître que je vis avec la douleur depuis presque une décennie et reconnaître l’impact que cela a eu sur ma vie et ma carrière m’a fait réfléchir, et à certains égards m’a rendue profondément furieuse. Je suis fâchée de ne pas m’être considérée comme « assez » à cause de ma douleur. Comme si la douleur était une marque de faiblesse. Je suis encore en train d’accepter que je vie avec la douleur chronique. Je suis en train d’accepter que mon corps ne peut plus faire ce qu’il avait l’habitude de faire, et que c’est correct. Je suis en train d’accepter que mon handicap est invisible et que ça ne veut pas dire qu’il n’est pas réel. Quelqu’un très proche de moi m’a dit : « Même si chaque problème, pris individuellement, est tolérable, c’est la somme de tout ces problèmes qui te donne la légitimité d’en parler. » Je ne savais pas que j’avais besoin d’entendre ça. Vivre avec tout ça, ce n’est pas un défaut ni une mauvaise chose. Ça fait partie de mon histoire. Ça fait partie de ce qui fait de moi, moi. Et ce n’est pas seulement correct, c’est beau.

* Le document anglais original utilise le mot "womxn"

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Evangelia est une chanteuse, actrice, danseuse, auteure-compositrice, écrivaine et multi-instrumentiste basée à Toronto, ON.