12 février 2020

Pourquoi la douleur des femmes Noires est-elle perçue comme encombrante?

 

par Sophia Sahrane

*Avertissement de contenu: hospitalisation, racisme instutionalisé, violence envers les femmes Noires.

Quand j’avais neuf ans, j’ai fait une crise d’hypoglycémie en plein pendant l’expo-sciences. Alors que j’apprenais encore à gérer mon diabète de type 1, qui avait été diagnostiqué il y a quelques mois, ces crises devenaient assez habituelles, mais c’était la première fois que cela se produisait en public. Surtout, c’était la première fois que cela se produisait loin de mes parents ou de toute personne ayant reçu une formation médicale. J’étais le premier enfant de mon école atteint d’une maladie chronique et mes parents avaient remis en mains propres au directeur de l’école des piles de documents sur le diabète, les symptômes d’hypo et d’hyperglycémie et sur ce qu’il fallait faire dans ces situations pour qu’il les diffuse à tout le personnel. Pourtant, lorsque j’ai fait une crise d’hypoglycémie et que j’ai eu besoin de soins médicaux, mon professeur a demandé aux secrétaires de l’école d’appeler une ambulance. Ils ont plutôt appelé la police.

L’hypoglycémie entraîne des symptômes comme des sautes d’humeur, de l’irritabilité, une perte de la mémoire, des engourdissements des membres et des troubles de la parole, et je les avais tous à ce moment-là. Apparemment, pendant que je criais, pleurais et donnais des coups de pied, mon professeur m’a traînée jusqu’au secrétariat, où il serait plus facile pour les ambulanciers d’entrer. Je hurlais toujours la même chose, mais personne ne pouvait comprendre ce que c’était parce que j’articulais très mal. On me l’a dit quelques jours après l’incident, quand je suis retournée à l’école, car je n’ai repris conscience de mon environnement qu’une fois arrivée au secrétariat. La première chose dont je me souviens, c’est d’être assise sur un canapé et de ressentir un engourdissement dans mes mains. J’ai immédiatement compris ce qui s’était passé et j’ai commencé à sangloter, surtout parce que j’étais gênée de l’attention qui avait été portée sur moi et sur ma maladie, alors que la seule chose que je voulais à cet âge, c’était de la cacher du mieux que je pouvais.

Quand j’ai reçu mon diagnostic, mes parents et moi avons suivi des mois de formation à l’hôpital pour apprendre à gérer mon diabète et tout ce qui allait avec — calculer mes doses d’insuline, changer mon alimentation et, bien sûr, gérer l’hypoglycémie. Je savais donc que mon taux de sucre dans le sang devait être incroyablement bas pour que je perde la notion du temps. Je savais aussi que la seule raison pour laquelle j’étais consciente et alerte était parce que mon corps brûlait ma graisse, la transformant en glucose pour me donner suffisamment de temps pour augmenter ma glycémie avant que je ne tombe dans le coma. J’ai entendu des cris lointains et j’ai reconnu la voix de ma mère. Alors, j’ai immédiatement essayé de me lever et, avant que je m’en rende compte de quoi que ce soit, quelqu’un m’a repoussé sur le canapé. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce — un policier. Je lui ai demandé de voir ma mère parce que je savais qu’elle avait toujours sur elle une seringue de glucagon, une dose concentrée de glucose. J’avais peur parce que je savais que je devais agir rapidement avant de perdre connaissance à nouveau… et aussi parce que j’avais neuf ans. Il a répondu que ma mère n’était pas là. Mais quand je me suis tournée vers la porte du bureau, je l’ai vue crier après un autre policier qui lui bloquait le chemin. J’ai essayé de me lever, mais on m’a encore repoussée sur le canapé. Cette fois avec tellement de force que ma tête a frappé le mur derrière moi. À ce moment-là, l’une des secrétaires est entrée dans le bureau et a dit au policier qu’ils devraient peut-être laisser ma mère entrer pour qu’elle puisse s’occuper de moi. Seize ans plus tard, le souvenir des paroles atroces qui ont suivi est gravé dans ma mémoire : « Il n’y a qu’une seule façon de gérer ces enfants-là. Ils ne reçoivent pas assez d’attention à la maison, alors ils font des mauvais coups comme ça ici. »

Ces enfants-là. Ces enfants-là. À l’époque, je savais que ce que ce policier disait était mal, même si je ne comprenais pas la connotation raciale de ce qu’il sous-entendait. Ma mère a fini par appeler elle-même les ambulanciers et a pu me rejoindre. On m’a soignée et, quelques jours plus tard, je suis retournée à l’école. À l’exception de quelques regards curieux d’autres étudiants, personne n’a mentionné l’incident à nouveau. Je me suis excusée auprès de mon professeur de l’avoir frappé et il s’est excusé auprès de moi, même si à l’époque je ne comprenais pas pourquoi il estimait qu’il avait besoin de s’excuser. Maintenant, je comprends et je mérite bien plus que des excuses. Je mérite un changement institutionnel et structurel. Je mérite le démantèlement du système complexe d’oppressions qui a permis aux femmes noires, autochtones et racisées ainsi qu’aux personnes de genre non conforme de souffrir et de mourir à cause de la négligence médicale. Et je ne suis pas la seule à le mériter. Parce que lorsque mon corps handicapé de neuf ans a eu besoin de soins médicaux urgents, lorsque ma vie était menacée par ma maladie chronique, qui était documentée, je n’ai pas été prise au sérieux, j’ai été perçue comme une menace et ma santé et ma sécurité ont été négligées à cause de ma race. Parce qu’un enfant racisé de neuf ans pesant 75 livres et présentant des symptômes connus d’une maladie chronique documentée ne mérite ni respect, ni dignité, ni aide.

Les données sur les droits civils recueillies par le ministère de l’Éducation ont permis de déterminer que les filles noires représentent 20 % des enfants d’âge préscolaire et pourtant elles se voient imposer 54 % des suspensions accordées par année. Les jeunes corps racisés sont considérés comme plus âgés, plus menaçants et plus dérangeants lorsqu’ils ont le même comportement que leurs homologues blancs. Ce n’est pas la première fois que nous entendons parler d’interventions policières auprès de personnes noires pour urgence médicale, même si ces urgences sont souvent liées à la santé mentale, et c’est une erreur de croire que ce n’est qu’un « problème états-unien ». Souvenons-nous de Pierre Corriolan[MV1] , un homme noir tué par la police de Montréal dans le Village gai alors qu’il était en crise.

Je crois que cette expérience a façonné ma réticence, pendant la majeure partie de ma vie, à m’identifier comme étant « handicapée ». Ce jour-là, la réaction instinctive de mon corps pour m’alerter et pour alerter les autres autour de moi du fait que j’avais besoin de soins médicaux a été considérée comme dérangeante. Le mode de survie de mon corps handicapé a été considéré comme dérangeant. Ma survie a été perçue comme dérangeante. Mon handicap est dérangeant.

Je comprends maintenant la complexité de ce qui s’est passé ce jour-là. Je comprends aussi que si ma survie dérange les personnes non handicapées, beaucoup de gens vont se sentir très mal à l’aise parce que je suis justement ici pour déranger. Pendant très longtemps, j’ai mis le confort des autres au-dessus de ma sécurité et de mon bien-être pour respecter ce qu’on me disait qui était normal, pour éviter d’être considérée comme un fardeau et pour éviter qu’on ne prenne pas au sérieux mes besoins médicaux, potentiellement mortels, en raison de ma race. Au secondaire, j’ai déjà passé six mois à avoir des douleurs abdominales atroces. La majeure partie du temps, j’essayais d’aller à l’infirmerie pour m’asseoir entre mes cours, mais presque chaque fois, on ne me laissait pas entrer. Quand la douleur est devenue insupportable, mes parents m’ont amenée à l’urgence. Même si je ne pouvais pas me tenir droite et je devais me rappeler toutes les quelques minutes d’arrêter de retenir ma respiration, ma mère m’a dit de commencer à gémir et à crier dès qu’une infirmière ou un médecin me verrait. Je n’ai pas fait ce qu’elle a dit. Alors, j’ai attendu six heures de plus avant qu’on me donne un lit et quatre autres heures avant de recevoir mes diagnostics. C’est seulement à ce moment-là qu’ils ont soulagé ma douleur. On m’a alors dit que j’avais une masse de trois pouces enflée sur mon ovaire droit et qu’on devait m’opérer d’urgence. Le gynécologue a immédiatement ordonné une injection de morphine pour la douleur et, tout comme mon professeur, il s’est excusé.

Je ne peux pas m’empêcher de penser que cette expérience médicale liée à l’un de mes handicaps est une autre façon dont le genre, la couleur de la peau et le handicap interagissent avec la société pour produire des conséquences néfastes et pour certains, mortelles. Avant de m’administrer de la morphine, on ne m’a donné que du Tylenol. On m’a dit que la masse sur mon ovaire était sur le point de se rompre, ce qui aurait pu entraîner la gangrène et l’ablation d’un ou des deux ovaires ainsi que de mon utérus. Ma douleur et mes besoins médicaux n’ont pas été pris suffisamment au sérieux.

Ces deux souvenirs de ce que mes handicaps m’ont fait vivre dans le monde médical pourraient être anecdotiques s’ils n’étaient pas si communs à travers le monde. Au cours des cinq dernières années, de nombreuses études sur les préjugés raciaux dans le domaine médical ont été publiées. La plupart ont été menées aux États-Unis et chacune a retracé ce biais racial jusqu’à l’esclavage. Par exemple, les esclaves noires ont été utilisées pour faire des expériences médicales, en particulier dans le domaine gynécologique, car leur tolérance à la douleur était supposément plus élevée. Mais il est insensé de prétendre que ces préjugés raciaux sont exclusifs aux États-Unis. Le Canada a une longue histoire d’esclavage, de racisme et de violence sanctionnée par l’État contre les corps noirs, autochtones et bruns et cette histoire a eu une influence sur ma vie et celle de tant d’autres personnes handicapées racisées.

Ma mère savait que ma douleur était grave, valide, et qu’elle nécessitait une attention immédiate, mais comme elle ne faisait pas confiance aux médecins et aux infirmières pour me fournir l’aide dont j’avais besoin, elle m’a dit d’exagérer pour que ça paraisse. J’ai entendu tant de récits, d’astuces et de stratégies similaires d’autres femmes noires. Non pas pour tromper le système, mais simplement pour que leur douleur et leurs besoins soient pris au sérieux. Alors, je me demande, quand va-t-on prendre notre douleur au sérieux? Quand pourrons-nous arrêter de nous battre pour obtenir l’aide que nous demandons et que les professionnels de la santé sont censés fournir? Quand allons-nous cesser de considérer les filles et les femmes noires comme des menaces et enfin les soutenir, elles et leurs handicaps?

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Sophia Sahrane est une activist, archiviste et organisatrice communautaire racisée basée à Montréal focusant ses efforts sur l’effacement et la criminalization des corps Noir.es. Elle est présentement la Coordinatrice de projet au sein de DAWN Canada.