Les femmes et les filles autochtones en situation de handicap sont la cible de violences sexuelles
Les femmes et les filles autochtones en situation de handicap sont la cible de violences sexuelles
par Lynn Gehl, PhD, Algonquine Anishinaabe-kwe
Lorsque je me questionne à savoir pourquoi je parle de mon handicap visuel avec tant de franchise, je réalise que je le fais pour plusieurs raisons, notamment parce que ce handicap est la principale barrière entre ma personne et la société au sein de laquelle j’évolue. Mon handicap teinte chacune de mes activités quotidiennes, tant la marche, la lecture, l’écriture, la cuisine, que les repas. Je pourrais poursuivre longuement à mon sujet, mais je ne veux pas braquer les projecteurs vers moi. Je souhaite plutôt sensibiliser la population en soulevant l’enjeu important et méconnu des difficultés accrues que connaissent les personnes autochtones en situation de handicap. Je suis guidée, dans l'expression de ces pensées, par la bravoure du colibri.
Premièrement, il est important de noter l'existence de deux approches dans le traitement de la situation de handicap : l’approche médicale et l’approche sociale. D’un côté, l’approche médicale considère le handicap comme faisant partie intégrante du corps humain et tente de le traiter selon cette perspective, en ayant recours à de la médication et à d’autres outils favorisant l’adaptation de la personne ou lui permettant de mieux composer avec les structures sociétales aliénantes auxquelles elle est confrontée. En contrepartie, l'approche sociale imbrique la situation de handicap au cœur des structures et des institutions sociales, les forçant à s’ajuster afin de servir adéquatement chaque personne qui les compose et non pas seulement les personnes qui ne sont pas en situation de handicap. Bien que les deux approches soient utiles, il est essentiel de retenir que le handicap ne réside pas uniquement dans le corps des personnes en situation de handicap. On le retrouve également dans les structures sociétales. Plusieurs s’entendent pour décrire le lien qu’entretiennent l’humain et sa société comme étant un lien dialectique et de codétermination.
En deuxième lieu, Kimberlé Crenshaw a élaboré le concept féministe d’« oppression intersectionnelle » dans le but de nous aider à comprendre qu’il est possible qu’une personne puisse subir une oppression structurelle engendrée par plus d’une forme d’oppression, comme celles fondées sur la race, le genre, la classe et le handicap. De plus, lorsque ces formes d’oppression s’imbriquent, elles évoluent dans le corps de telle façon qu’il devienne extrêmement difficile de les comprendre et de les analyser isolément. Par conséquent, le concept d’oppression intersectionnelle est beaucoup plus complexe à comprendre qu’il n’y paraît. Il ne suffit pas de compter les couches d’oppression comme on additionne les couches de peinture sur un mur. Les différentes formes d’oppression interagissent et se mélangent de toutes sortes de façons, compliquant encore davantage le quotidien des personnes qu’elles touchent, un peu comme des interactions entre plusieurs médicaments qui, au bout du compte, pourraient causer la mort. L’oppression intersectionnelle est incontestablement responsable de décès prématurés, d’incarcérations et de violences sexuelles. L’oppression intersectionnelle tue ! La compréhension de ce concept exige davantage que des gestes politiques identitaires et son traitement nécessite bien plus que des comités composés d’intervenants issus de la diversité.
En troisième lieu, l’oppression coloniale, tout comme le racisme, engendre la maladie et toute une panoplie de handicaps. Il a été démontré que les populations autochtones présentent un taux de handicap 2,3 fois plus élevé que la moyenne nationale, certaines communautés affichant même un taux pouvant atteindre les 40 % (Durst and Bluechardt, 2001). Ces taux s’expliquent par des problématiques d’eau, de sol et d’air pollués, ainsi que par des enjeux liés aux écoles résidentielles, aux logements insalubres, à la mauvaise alimentation et à un système de soins de santé raciste. À ce jour, les lois, les politiques et les pratiques de génocide culturel du Canada continuent de causer des torts aux peuples autochtones et aux corps des personnes qui en font partie. Ce fort taux de handicap n’est pas causé par une faiblesse quelconque qui affligerait le corps des personnes autochtones. C’est plutôt une question de pouvoir sur ce dernier.
Quatrièmement, il est essentiel de souligner que les femmes et les filles autochtones qui vivent à l’intersection des différentes formes d’oppression fondées sur la race, le genre, la classe et le handicap courent un risque accru de subir des violences sexuelles, puisque la vulnérabilité constitue un attrait pour les pédophiles et les prédateurs en quête d’une victime. Plusieurs femmes et filles en situation de handicap n’arrivent pas à voir ou à entendre un agresseur s’approchant d’elles. Les femmes et les filles se déplaçant en fauteuil roulant, quant à elles, ne peuvent fuir ou se cacher lorsqu’elles font face au danger. Certaines d’entre elles sont paralysées et confinées à leur lit, alors que d’autres dépendent de l’aide de leurs soignants pour faire leur toilette ou se vêtir, ce qui peut avoir pour effet de brouiller leur perception des limites acceptables par rapport à leur corps et accroître leur vulnérabilité face aux prédateurs sexuels. Bien qu’il y ait peu de recherches qui s’intéressent à l’enjeu des femmes et des filles autochtones en situation de handicap, nous savons que les femmes en situation de handicap sont 83 % plus à risque de subir des abus sexuels au cours de leur vie (Stimpson and Best, 1991).
Cinquièmement, dans le cadre de mon travail et de ma formation en anthropologie médicale et en études autochtones, j’ai longuement réfléchi à cette culture sociale mésadaptée imposée à la condition humaine par le patriarcat, une culture qui a handicapé le développement du corps autochtone. Une culture qui ignore et condamne au silence l’expression de préceptes culturels visant à éduquer les garçons et les hommes en leur enseignant le respect des filles et des femmes de façon à ce qu’ils puissent l’incarner véritablement. Cette même culture évacue des enseignements, des rituels et des chants d’une importance capitale, essentiels à la socialisation des garçons dans un cadre où leur expression sexuelle n'est pas intrinsèquement liée à une démonstration de pouvoir abusif. C’est cette culture qui a fait en sorte que les femmes et les filles autochtones en situation de handicap sont devenues la cible de violences sexuelles. Cette culture, c’est la culture du viol. De nombreuses personnes affirment maintenant avec certitude que la culture patriarcale est un échec. Au fil de mes réflexions, j’en suis venue à comprendre que la culture du viol naît d’une relation malsaine entre la sexualité masculine et le pouvoir oppressif.
Enfin, je peux affirmer avec certitude que nos corps sont dotés d’intelligence. Nos corps se souviennent. Ce qu’on leur enseigne est d’une grande importance. Dans plusieurs cultures autochtones, on retrouve des cérémonies, des enseignements, des chants et des rituels qui visent à éduquer les garçons et à leur inculquer les outils nécessaires à ce qu’ils puissent gérer sainement l'expression de leur sexualité. Alors que nous pansons les plaies causées par le colonialisme, il est nécessaire de réautochtoniser le pénis et l’expression sexuelle masculine.
Références :
Durst & Bluechardt. (2001). Urban Aboriginal Persons with Disabilities: Triple Jeopardy!
Stimpson & Best. (1991). Courage Above All: Sexual Assault Against Women with Disabilities.
Note biographique :
Lynn Gehl, PhD, est une Algonquine Anishinaabe-kwe originaire de la vallée de la rivière des Outaouais. Elle adopte, dans le cadre de son travail, une approche autochtoniste. Elle est autrice, conférencière, artiste et critique des lois, des politiques et des pratiques coloniales qui perpétuent le génocide au Canada. La publication de son prochain ouvrage, Gehl v Canada: Challenging Sex Discrimination in the Indian Act, est prévue pour l’automne 2021. Pour en connaître davantage sur son parcours professionnel, visitez le www.lynngehl.com
Hyperliens potentiels :
Comprendre l’approche médicale et l’approche sociale face aux handicaps : https://psac-ncr.com/defining-disability-medical-model-social-model-disability
Hyperlien concernant Kimberlé Crenshaw : https://www.law.columbia.edu/news/archive/kimberle-crenshaw-intersectionality-more-two-decades-later
Analyse juridique sur le génocide des FFADA : https://www.mmiwg-ffada.ca/wp-content/uploads/2019/06/Supplementary-Report_Genocide.pdf
Sur le savoir autochtone : https://www.lynngehl.com/black-face-blogging/our-bodies-are-intelligent-our-bodies-remember
Liens d’intérêt additionnels :
Pétition en ligne : « Les femmes et les filles autochtones en situation de handicap sont plus à risque de subir des violences sexuelles » : https://www.change.org/p/government-of-canada-maryam-monsef-minister-of-women-and-gender-equality-please-stand-up-for-indigenous-women?
Lettre ouverte : https://www.lynngehl.com/indigenous-women-and-girls-with-disabilities-are-bigger-targets-of-sexual-violence.html